Entre ciel et marais, balade salée avec les « agriculteurs de la mer »
Par Julien Claudel | Photographie Jean-Claude Azria
Chaque année j’essaie de la vider, mais chaque année c’est un nouvel échec ! » Au bord de la grande bleue, notre guide du jour s’appelle Alain Barthelot. Fils et petitfils d’Aigues-Mortes, il est incollable sur la grande carte des Salins. Demandez-lui de situer à l’aveugle le Clos du Pigeonnier, la Cuvette du Lairan ou l’étang du Canavérier : son doigt s’y pose sans la moindre hésitation. « Agriculteur de la mer » comme il se décrit, Alain se plaît depuis trente ans à sillonner l’infini des vases communicants, des canaux et des portes martellières de son immense jardin. Entré aux Salins du Midi comme ouvrier, il est devenu cadre à la force du poignet, aujourd’hui responsable de la production des 250 000 tonnes du sel local. L’autodidacte insiste d’ailleurs constamment sur un point : « On ne devient pas saunier en six mois, il faut compter cinq à six ans pour bien comprendre cet écosystème très particulier. C’est un métier de terrain qui ne s’apprend pas dans les grandes écoles, ici les élèves ingénieurs sont un peu paumés quand ils viennent ! » De son bureau au confort spartiate, Alain contemple pas moins de 8 000 hectares d’étangs et de tables salantes, un territoire grand comme la ville de Paris, cultivé aujourd’hui par une quinzaine de permanents quand, « à l’époque, il fallait des centaines de bras pour récolter le sel ». D’un coup de voiture, Alain nous emmène voir les pompes immergées qui aspirent l’eau brute à la jonction avec la mer. Pour y aller, on longe des pistes sans fin, constellées de nidsde-poule, chemins monotones sous un ciel gris qui dévoilent un paysage à demi-lunaire, bordé d’une végétation typique : plus de 200 espèces de plantes prospèrent sur les étangs, dont une vingtaine d’halophytes (qui aiment le sel) sont protégées. La faune sauvage n’est pas en reste, ici les oiseaux profitent d’un réservoir alimentaire fourni et d’un lieu de reproduction à l’abri de toute perturbation. On connaît bien les flamants roses, qui trouvent sur les étendues camarguaises leur plus grande réserve d’Europe et se gorgent d’Artemia salina, la micro-crevette riche en bêtacarotène qui colore leur plumage. On connaît moins la foule de leurs congénères, dont l’avocette élégante, le tournepierre à collier ou le bécasseau cocorli. Drôles de noms d’oiseaux. Arrivés à la mer, donc, qui grignote le littoral d’année en année et qui impose de poser des digues, nous voici près des pompes qui aspirent des tonnes d’eau salée.
“Avant d’arriver à table, le sel chemine plusieurs mois sur une centaine d’étangs.”
Cinquante millions de mètres cubes, pour être exact. Par la magie d’un cheminement long de plusieurs mois, d’une trentaine de kilomètres et à travers une petite centaine d’étangs qui mènent aux cristallisoirs, cette eau salée entrée à 29 g par litre finit en une saumure saturée, concentrée à 260 g par litre. L’or blanc issu des étangs roses est alors prêt à être récolté, comme le faisaient déjà les Romains au début de l’ère chrétienne, les machines en moins. Il est ensuite stocké à dos de camelles, ces petites montagnes blanches que les enfants croient de neige quand ils convergent avec leurs parents sur la route des plages. Après quoi il est commercialisé, essentiellement sur trois secteurs de marché : le déneigement, l’industrie chimique et le sel de table. Sur les 250 000 tonnes issues du gisement local, un produit de niche, pas plus de 700 à 800 tonnes, s’offre un débouché de luxe : la fameuse fleur de sel de Camargue, récoltée à la main, parfaite pour la fine cuisine. Alain Barthelot nous ramène au bureau des sauniers. Il lève les yeux au ciel, lui qui ne connaît que la pluie comme ennemi. « L’eau est redoutable car elle nous oblige à des tonnes de manipulation pour perturber le moins possible le cycle de l’évaporation. Quand les orages éclatent, on risque de vraies pertes sur le volume final. » Le fils d’Aigues-Mortes est d’abord fils du soleil et du vent.
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