À bord du « Stella di Mare », la traque du thon rouge
Texte et photographies par Julien Claudel
Au large du Grau-du-Roi, « la plus belle des pêches » occupe de juin à octobre une poignée de professionnels passionnés. Loin des clichés de la pêche industrielle, Sébastien Granier a accepté de nous faire partager son savoir-faire. Embarquement immédiat.
À bord, deux copains d’abord, qui naviguent en pères peinards sur la grande mare… de la baie d’Aigues Mortes. Mon premier s’appelle Sébastien Granier, 52 ans, pêcheur graulen depuis quatre générations sur le port. L’histoire remonte à 1902, lorsque son arrière-grand-père amarra le premier bateau familial baptisé « Jeanne-Roger ». Mon second répond au prénom de Jean-Pierre, ou plutôt « mon JP », dans les mots affectueux de Sébastien.
À 77 ans, ce retraité coule des jours paisibles sur la côte, entrecoupés de bons moments à bord du « Stella di Mare » pour rompre la routine et donner la main au capitaine. Spécialisé dans la sole qu’il attrape au filet et revend en direct sur la rive gauche du canal, le patron-pêcheur est surtout connu pour son expertise de la pêche au thon rouge, tout simplement « la plus belle des pêches ». Dès le milieu de l’été, il faut voir l’inséparable duo traquer ce roi des poissons, dont les grands restaurateurs, comme Jérôme Nutile, fidèle client et ami de longue date, sont particulièrement friands.
Nous sommes début septembre et, alors que le jour se lève, le petit navire glisse doucement vers la sortie du port sous la lumière tamisée d’une lune quasi-pleine. Après vérification des moteurs, chargement des corbeilles remplies de sardines-appâts, et sans oublier les casse-croûtes, nous voilà partis pour environ deux heures de navigation à 12 milles des côtes, soit une bonne vingtaine de kilomètres. Sébastien a pris l’habitude de jeter l’ancre là-bas, par 65 mètres de fond. Au loin, le trait de côte a presque disparu.
Seules les pyramides de la Grande-Motte semblent suspendues au-dessus des flots. Est-ce un mirage ?
On est loin, et pour tout dire on est bien, au milieu de cette Grande Bleue sortie de l’épais brouillard matinal. Tout est calme, un silence s’est fait, que seules les voies amies de la radio VHF interrompent.
Comme Sébastien, trois pêcheurs graulens de thon rouge à la ligne croisent dans le secteur, complétés par un ou deux palangriers qui jettent leur longue corde armée de centaines d’hameçons, « sans être au final forcément plus chanceux que nous, les petits métiers ». Chaque équipage prend des nouvelles des autres mais on comprend rapidement l’enjeu : c’est à qui fera, aujourd’hui encore, la plus belle prise. Modestes mais exigeants, Sébastien et JeanPierre espèrent qu’ils sauveront l’honneur. « Il nous faut au moins un thon si on veut rentabiliser la journée et payer les 200 litres de gasoil, dit le marin. Hier on en a eu trois, mais parfois il peut nous arriver de rentrer bredouilles. Par exemple aujourd’hui, j’espère que vous ne nous porterez pas la guigne ! » Pas si sûr. Il est déjà midi et toujours rien au bout des six lignes. Le thon rouge se fait désirer et l’écran du sondeur, qui capte son éventuelle présence, reste vierge. Le duo d’amis a beau essayer de l’appâter avec des bouts de sardines fraîches, le redoutable et véloce prédateur prend son temps. À moins qu’il ne se fasse de plus en plus rare ? « Le thon, on ne sait jamais quand il vient, reconnaît le matelot retraité, et c’est ce qui fait tout le charme de cette pêche où c’est vraiment lui qui décide ».
Il y a une vingtaine d’années, des scientifiques et des ONG internationales tiraient la sonnette d’alarme sur la menace réelle d’un effondrement du thon rouge en Méditerranée. La faute, principalement, à l’essor de la consommation mondiale de sushis et sashimis. Contraignante, la mise en place de quotas coercitifs s’est avérée efficace. En 2024, la France a droit à 6 693 tonnes de prises sur un total international de 40 000 tonnes. C’est bien plus qu’il n’en faut à nos deux compères qui continuent de parler… en kilos, car leur prélèvement est sans commune mesure moins important que celui des thoniers-senneurs, bateaux-usines amarrés dans le port de Sète.
Il est 12h32, Sébastien paraît presque dépité lorsqu’il ouvre son sandwich triangle. Mais à peine a-t-il le temps de mordre le jambon-beurre que le son caractéristique d’une bonne nouvelle résonne d’une des cannes à pêche. JeanPierre s’affaire sur le champ à remonter les cinq autres, de sorte que le thon par nature rebelle n’emmêle pas les fils par le fond. Sébastien, lui, a enfilé un gant pour remonter le nylon sans se blesser tandis que son autre main rembobine fermement le moulinet. Soudain, l’éclair marbré du poisson piégé illumine la surface de l’eau. Pour la gloire, il se débat comme un désespéré mais sait que sa fin est proche. Et c’est un beau thon rouge de 27 kg qui surgit des flots, brillant, magnifique, impérial. Lui ôter la vie et assister à une lente agonie sur le pont reste toujours un moment particulier et éprouvant, mais Sébastien et « JP » semblent consolés : leur pêche est sauvée.
Stella Di Mare,
1 Quai Colbert (rive gauche),
Le Grau-du-Roi
Tél. 06 14 47 62 45