Escapade

Le Gard, l’autre pays du roquefort

Texte et photos par Julien Claudel

Ce n’est pas tout à fait un pays de cocagne. Certes, la nature ici est belle  et  sauvage.  Mais  elle est rude. Pierreuse et aride, elle ne fait pousser que ce que les brebis détestent : le buis, le chardon et le gratte-cul. Par endroits, des dolines apparaissent, petites dépressions géologiques un peu plus riches, qui accueillent  les  prairies  et  les  semis  des éleveurs. Foin, céréales et luzerne, le fourrage des bêtes est le pétrole des causses.

Mais cette année, comment dire, il n’y a pas que l’herbe qui est fauchée. « Avant, on faisait jusqu’à trois coupes par an, mais la sécheresse et la canicule ne nous épargnent plus et on n’a fauché qu’une fois. Il nous a donc fallu acheter du foin ailleurs  », soupirent Jean-Marie et Marie-José Brunel. L’abondance n’est pas l’amie de ces éleveurs de Campestre-et-  Luc. Sur le petit causse gardois juché à 780 mètres d’altitude, entre Le Vigan et La Couvertoirade, le couple élève, entretient, promène et trait  420  brebis  depuis  plus de quarante ans. Jean-Marie veille sur le troupeau, c’est aussi le berger des 120 âmes de la commune, dont il est maire depuis 2004.

Leurs grands-parents, leurs parents et, un jour, leur fils, perpétuent la tradition de l’élevage tourné vers la cité aveyronnaise voisine,  Roquefort.  De  février  à   août, tout le lait issu de leur ferme  des  Licides part en camion-citerne vers le centre de fabrication et d’affinage du « roi des fromages et fromage des rois ». C’est un élevage à l’ancienne, où  l’insémination  artificielle n’est pas encore entrée dans les mœurs, « l’agnelage est donc échelonné et toutes les brebis ne produisent pas en même temps », précise le maire-éleveur.

Le roquefort, ça eut payé, aujourd’hui  un  peu moins. « Alors que toutes nos charges augmentent – la traite mécanique est gourmande en électricité -, on a remarqué que le prix du lait est le même qu’en 1991. » Pas de grande fortune, donc, mais pas de dénuement non plus. Grands propriétaires fonciers, Jean-Marie et Marie-José élèvent encore leurs propres cochons, et ils ont enrichi le troupeau d’une poignée de vaches Aubrac, race à viande qui fait la joie des consommateurs locaux et permet de consolider le revenu familial.

Terre d’élevage et de pâturage classée au patrimoine mondial de l’Unesco, Campestre et son hameau du Luc sont également connus pour avoir accueilli une colonie pénitentiaire pour jeunes garçons, au XIXe   siècle. Ce centre de redressement   à vocation agricole reçut jusqu’à 200 enfants et ados qu’on dirait aujourd’hui en rupture. Au Luc, il expiaient leurs jeunes péchés au grand air, sous la devise du vaste bâtiment en U : « Mundatur culpa labore », autrement dit « La faute est lavée par le travail ». Et de labeur il fut beaucoup question. Tout le paysage environnant garde la trace du passage de ces colons. Les tonnes de pierres entassées au bord des champs témoignent de la punition la plus répandue, mais ce n’est pas tout.

L’histoire retient que les « délinquants » ont participé, indirectement, à la fabrication d’un bleu des causses local aussi fameux que le roquefort. À quelques encablures du camp se trouve en effet l’aven de Saint-Ferron, ou Saint-Ferréol en occitan. Une cavité profonde, à plus de 60 mètres sous terre, ouvrant sur une magnifique arche de calcaire, parfaite pour entreposer et faire mûrir les fromages. Nul doute que les enfants, même si les rares archives divergent, ont participé à l’essor de cette industrie. Au-dessus de l’aven se dresse le reste d’une construction impressionnante à partir de laquelle on faisait descendre les ouvriers et les fromages. Mais pour adoucir les contraintes, l’idée de creuser un tunnel en pente légère fut imaginée, environ 200 mètres en amont, ainsi qu’une tour d’aération à mi-chemin de l’abîme. Là encore, un peu comme partout dans le gruyère minier des Cévennes, on devine que les bras de la jeunesse ont été employés à moindres frais…

Le bleu du Luc, primé d’une médaille d’or à Paris en 1884,  a fait la fortune du hameau jusqu’en 1929, date à laquelle le classement de l’appellation roquefort, quatre ans auparavant, l’a précipité vers un déclin relativement brutal. Le camp pénitentiaire, lui, a été fermé. Ne restent que les brebis, impassibles, qui profitent, comme si de rien n’était, du pâturage ancestral.

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